estime de soi

Lu pour vous du 01/03/2024 : La nouvelle estime de soi

Cette situation est l’aboutissement d’un long processus de la société.
Peu après les Trente Glorieuses, cette période de décollage économique, de valorisation du travail et de bon fonctionnement de l’ascenseur social, l’estime de soi est apparue comme une des clés pour la réussite individuelle. Mais cette époque fut aussi celle des pressions extrêmes sur la réussite et l’apparence ; c’est ainsi qu’en 2009, un publicitaire en vogue, Jacques Séguéla, pouvait se permettre de déclarer : « Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, on a […] raté sa vie. ».
À cela s’ajoutèrent les manipulations de plus en plus sophistiquées de la société de consommation, dont le principe est d’inciter à satisfaire les aspirations à l’estime de soi et au statut social par l’achat d’objets et de services valorisés (voitures, vacances).
Un des sommets de ce parasitage de l’ego des consommateurs fut atteint à l’époque par le slogan de la marque de cosmétiques L’Oréal : « Parce que je le vaux bien » ! Lancée en France en 1997, la formule est devenue une devise pour l’estime de soi, du moins dans sa version narcissique.
La dernière étape de cette marche à l’embrasement des ego fut l’arrivée du digital et des réseaux sociaux : Facebook devient public en 2006 aux États-Unis, en 2008 en France. Les réseaux sociaux entretiennent en permanence des tensions comparatives, chacun s’affichant sous son meilleur jour (bonne mine, belles fringues, entouré d’amis, dans de beaux endroits), et suscitant envie et insatisfaction chez leurs suiveurs et observateurs. Cela aboutit à ce que décrit Michel Houellebecq dans un de ses romans : « De nos jours tout le monde a forcément, à un moment ou à un autre de sa vie, l’impression d’être un raté. »
Nos sociétés, où règne l’obligation de performance personnelle, orientent ainsi vers une quête confuse de l’estime de soi, mais proposent des solutions inadaptées : cultiver à tout prix sa différence, consommer et posséder pour exhiber son statut, se replier sur un communautarisme sécurisant (appartenir à un groupe bénéficiant d’une identité collective et d’une culture valorisées, et s’afficher en rupture avec tous les autres), etc.
Rien d’étonnant à l’épidémie de narcissisme qui touche nos cultures.

IL DEVIENT URGENT DE RÉINVENTER L’ESTIME DE SOI ! Cette nouvelle fondation doit conduire à penser l’estime de soi comme un cheminement et non comme un but à part entière : elle n’est pas une valeur en elle-même, mais un outil pour aboutir à une manière de bien vivre avec sa personne, ses forces, ses faiblesses, d’établir une forme de paix en soi afin de mieux pouvoir se tourner vers tout le reste.
Ensuite, en rappelant que, là où l’obsession de soi nous enferme, l’oubli de soi (préalablement sécurisé et pacifié) nous ouvre au monde. « Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier », écrivait Bernanos. Pour bien s’ouvrir au monde, il faut s’oublier un peu soi-même. Certes, on s’oublie d’autant mieux si l’on est en paix avec soi, capable d’un regard positif et bienveillant sur sa personne, même imparfaite. Mais à terme, c’est en lâchant notre ego que nous pourrons nous tourner sereinement vers plus intéressant encore que nous-mêmes : les autres, le monde, la vie. [POUR S’ESTIMER, IL FAUT S’OUBLIER » Christophe André, médecin psychiatre.]


UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’ESTIME DE SOI
Dans l’Antiquité grecque et romaine, les philosophes mettent en garde contre les excès d’estime de soi et les risques de l’hubris, une forme d’orgueil démesuré qui conduit à la catastrophe. Les doutes et complexes de la mésestime de soi ne sont pas un objet de réflexion, car à cette époque, c’est le groupe qui l’emporte sur l’individu, et on n’attend des personnes que leur intégration dans la cité, la famille, la tribu.
À la Renaissance émerge l’individu moderne et l’intérêt pour l’introspection : la notion d’estime de soi apparaît. Montaigne rappelle en 1580 dans ses Essais l’importance de « l’amitié que chacun se doit » et souligne que « de nos maladies, la plus sauvage, c’est de mépriser notre être ». Mais les conséquences concrètes d’une bonne ou mauvaise estime de soi restent modestes dans les sociétés traditionnelles, marquées par des distinctions sociales stables et tranchées, où tout le monde reste à sa place selon son rang de naissance : même incompétents et complexés, les riches et les puissants gardent leur rang, et même confiants et talentueux, les petits ont le plus grand mal à grimper dans l’échelle sociale.
Au XIXe siècle, dans les sociétés modernes où la mobilité géographique, relationnelle et sociale devient la norme, l’estime de soi devient une capacité psychologique importante. Si je suis conduit à souvent changer de voisins, de partenaires sentimentaux, de collègues de travail, je dois à chaque fois faire mes preuves, me montrer sous mon meilleur jour, estimable et attirant ; je dois pour cela « croire en moi » et les individus se mésestimant et se « vendant » moins bien aux autres se retrouvent de ce fait rapidement en échec social. (Cerveau & Psycho)